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UNE AVENTURE ALPINE
29-30 Sept 89
première ascension solitaire au Mont-Blanc
dans le versant Miage par le contrefort de gauche
(voie Jaccoux-Domenech de 1976, D)
Q.-Tuan Luong © 1989

Je songeais depuis quelque temps déjà à cette voie dont Patrick Gabarrou m'avait parlé comme l'une des belles voies de difficulté raisonnable du Mont-Blanc. Et puis je n'étais jamais allé dans ce secteur, que je rêvais de découvrir. Un rendez-vous manqué avec un ami que je ne peux rejoindre car il part en course en semaine aiguise encore plus mon envie, j'y vais !

Le premier problème fut de se rendre aux lacs Combal. Contrairement à la vallée de Chamonix, le val Veny, préservé de l'urbanisation, n'est peuplé que de quelques hameaux et traversé par une toute petite route où l'auto-stop un Vendredi de la fin du mois de Septembre est loin d'être efficace (déja il m'avait fallu monter à la plate-forme du tunnel). J'ai donc dû partir de Peuterey à pied en début d'après-midi. A la suite d'une petite pause au lac de Miage, ce fut la remontée du glacier homonyme, aux moraines mélancoliques et interminables, où la marche est heureusement favorisée par des pierres plates. On s'éloigne bientôt complètement de la vallée qui disparait de la vue. Les portes du sanctuaire se referment... Malgré les prévisions optimistes de la météo, le sommet était accroché par des nuages qui s'abaissaient avec le soir, donnant au lieu une atmosphère des plus sévères. Prendre pied sur le Rocher du Mont-Blanc n'a pas été simple, et demanda de franchir déjà un premier passage glaciaire délicat pour traverser de biais une rimaye, puis gratonner crampons aux pieds afin de rejoindre un couloir rocheux. Au dessus, le terrain était complètement pourri, fait de pentes herbeuses très raides et de caillasse. Il faisait de plus en plus sombre, bientôt le soir tomba, mais je ne me sentais pas encore inquiet et poursuivis avec précaution à la lumière de ma lampe frontale. Quel dommage que cette nuit ait été sans lune ! J'arrivai enfin vers neuf heures du soir à l'altitude du refuge, et entrepris de le chercher dans les rochers. Du col, je redescendis le fil de l'arête, mais celle-ci se faisant vraiment trop aérienne, je dus renoncer à la suivre. Puis c'est de l'autre côté que je cherchai en vain. Il fut bientôt minuit, je décidai de ne pas baisser les bras et d'enchainer directement sur la course. Le Vallot suggère deux itinéraires, l'un permettant d'éviter les crevasses du petit glacier raide qui se trouve à droite, au dessus de moi, j'essayai donc, suivant ses indications, de traverser à niveau, mais je rencontrai plusieurs murs de séracs très raides que je surmontai pourtant sans trop de difficulté. Hélas, il fallut un peu après se rendre à l'évidence: cela ne passait plus, au-dessus de moi se dressait une barrière de séracs complètement infranchissable, alors qu'à droite et en dessous s'ouvraient des précipices dont je n'apercevais pas même le fond avec le faible faisceau de ma lampe (j'avais dû renoncer à l'ampoule halogène, car je n'eusse pas eu de lumière pour toute la nuit sans doute, ou en tous cas plus grand chose pour la suite...). Je n'avais pas le choix et me mis à désescalader de la glace extrêmement raide pour retraverser en oblique à gauche et sortir de ce piège. Ce ne fut que vers une heure et demi que je pus souffler un peu. Après avoir grimpé et marché deux mille mètres, et échoué à forcer le passage, je sentais, sur cette dernière erreur d'itinéraire, que la fatigue avait quelque peu entamé ma lucidité et décidai alors de bivouaquer. Il faut dire que j'avais essayé le plus possible d'écarter cette issue, vu que l'isotherme zéro degré était prévu en dessous de deux mille mètres, mais elle était à présent la solution la plus sûre, et je me félicitai d'avoir emporté un équipement quasi-hivernal (ce qui n'était pas le cas, on s'en doute, au moment où je marchais sur la route goudronnée qui remonte le Val Veny).

Le froid ne me permet pas de fermer l'oeil, et au milieu de la nuit, l'envie me prend de me faire une boisson chaude. Je parviens à obtenir un quart de litre en faisant fondre des glaçons taillés dans les parois de la crevasse qui me sert d'abri pour cette nuit, quel bien ne me fait-il pas ! Ce n'est que dans ces moments que l'on peut réaliser ce que représente le confort d'un robinet d'où coule de l'eau chaude, ce que sont ces choses si simples, et si essentielles, oubliées dans notre civilisation moderne: le froid, la faim, la soif, la peur, la vie, la mort. L'alpinisme, tellement au delà d'un sport, est une aventure qui conduit parfois à l'ascèse, et il y a un je-ne-sais-quoi qui résonne très profondément à certains moments. Un demi-litre est presque chaud, et je tâche de patienter encore quelques minutes pour qu'il le soit tout à fait. Un geste maladroit et tout est renversé, tout est à recommencer. La cartouche de gaz donne des signes de faiblesse. Ce n'est que normal, elle a déjà pas mal travaillé. Je sors la cartouche de rechange du sac, elle m'échappe des moufles, glisse, glisse, et tombe au fond de la crevasse ! C'est un coup du sort, et je me résigne à ne pas boire avant l'après-midi, quand l'eau de ruissellement me permettra de de me réhydrater un peu. Néanmoins, je décide de repartir de suite, sans attendre la venue complète du jour. Cette fois-ci, je serre de près la rive droite, me tenant presque contre le rocher, et parviens au moyen de pas mal de piolet-traction dans de la glace très dure à trouver un cheminement qui permet de déboucher sur des pentes moins chaotiques, où les crevasses, encore bien ouvertes et très visibles m'obligent à de longs zig-zags. Le jour est déjà levé quand j'atteins une petite selle qui redescend sur la combe supérieure du Glacier du Mont-Blanc, si bien que je peux repérer le contrefort de gauche qui constitue mon objectif. Le lieu est très beau, chargé d'ampleur et de solitude, c'est un de ces moments lors desquels on ressent le plus sa situation spatiale et temporelle d'être humain, où la finitude est une intuition plutôt qu'une notion abstraite.

J'aperçois des traces sur le glacier. Ce sont celles de mes amis qui ont parcouru la voie la semaine d'avant, et de voir ce témoignage de présence humaine en ces hauts lieux me réconforte, si bien que je me dirige le coeur plus léger vers la première rimaye, que je franchis à l'extrême gauche, comme eux, presque contre l'éperon de la Tournette. Je songe d'ailleurs que j'avais envisagé il y a plusieurs années de gravir celui-ci avec une amie débutante, et rends grâces au ciel de n'y être point allé alors. La cotation de l'éperon n'est que PD, mais que ne faut-il pas faire, en tous cas cette année, pour y prendre pied ! Dans l'envers du Mont-Blanc, l'alpinisme reste une aventure, et il ne faut point envisager une course ici, même a priori sans difficulté, comme une entreprise ordinaire. Une pente de neige en fort bonne condition mène à une autre rimaye extrêmement raide que je dois franchir en passant derrière un sérac détaché vraiment impressionnant avec les stalactites qui l'ornent. Ce sont d'ailleurs eux qui me rendent un sacré service: en leur absence, la rimaye serait complètement surplombante ! Conjonction du beau et de l'utile... Arrivé sur le contrefort, j'enlève les crampons avec plaisir: le rocher est sec, et il est assez facile d'éviter les parties enneigées. Le terrain, constitué de rochers brisés est plutôt facile à ce moment. Sur ce versant Sud-Ouest, le soleil tarde à donner, mais il finit tout de même par arriver, et c'est le moment que je choisis pour prendre mon petit déjeuner et me refaire une santé. Je m'assure sur un gros béquet, avale une boite entère de riz au lait malheureusement un peu froid, et m'assoupis quelques instants. Le silence est total, la vue magnifique, entre l'arête du Brouillard qui ferme l'horizon à gauche et celle de Bionnassay qui le clôture à droite. Il est dix heures passées quand je me remets en route, espérant atteindre assez rapidement le sommet du contrefort, six cent mètres plus haut, cependant je dois un peu déchanter: au dessus le rocher devient assez compact, et si sur cette belle protogine rouge très adhérente l'escalade en chaussons serait un régal, avec mes chaussures à coques plastique, ce n'est pas toujours si facile. Le fil de l'arête présente des passages fort raides, mais je me rends compte qu'en cherchant à l'éviter par la droite on passe dans des endroits peu sympathiques car un peu trop exposés aux chutes de séracs à mon goût, et je dois le rejoindre par des passages délicats cette fois-ci vraiment mixtes qui me forceront à enfiler et enlever plusieurs fois les crampons. Ce n'est que vers trois heures que j'arrive à la fin des difficultés rocheuses, sous un petit monolithe qui me permet de m'abriter pour me reposer un peu. Une heure plus tard, je me dirige vers ce qui me semble être le point de faiblesse de la barrière de séracs qui me domine, passant sous ceux qui me semblent les moins dangereux (en fait aucun ne semblait terrible pour une fois), et commence à traverser l'un d'entre eux, en vérifiant mes ancrages deux fois plutôt qu'une, vu la crevasse béante que j'aperçois en contrebas. Mais le pont de neige où je m'apprête à mettre le pied me parait plus qu'inquiétant: il est tout en neige très froide complètement inconsistante, et malheur s'il s'effondre sous mon poids... Je me vois contraint, pour la première fois dans une ascension solitaire, de sortir la corde et de passer en m'assurant moi-même grâce à une broche au départ et un corps-mort à l'arrivée, ce qui me fera perdre une heure et me causera pas mal d'énervement: la manoeuvre gagne à être travaillée en école pour les divers réglages de détail ! Me voici enfin sorti de la voie, le fait qu'il ne me reste plus qu'une heure et demi de jour, ne me préoccupe guère: comment manquer l'arête des Bosses ? Pourtant la course n'est pas finie, j'ai encore quatre cent mètres à remonter, et ces pentes sont si pénibles, avec cette neige croutée dans laquelle j'enfonce et je glisse tout à la fois, cherchant en vain du regard des traces sans doutes soufflées par le vent. Sortant de temps en temps mon altimètre, je suis d'ailleurs étonné de la lenteur de ma progression, qui contraste avec la rapidité avec laquelle la lumière se transforme au fur à mesure que le soleil décline sur l'horizon. Les couleurs sont de plus en plus chaudes, les ombres s'allongent de plus en plus, que c'est beau, et quelle idée de paix universelle ce crépuscule n'évoque-t-il pas en moi ! Hélas, tout a une fin, le disque solaire finit par plonger définitivement, et après quelques instants où le ciel se colore d'un bleu extraordinairement pur et profond, la nuit m'enveloppe de nouveau. Je suis désagréablement surpris de constater que la pente sous le Mont-Blanc, que j'imaginais débonnaire, est pleine de plaques de glace, et surtout de ponts de neige, et je dois un peu obliquer pour les éviter. L'arête est en vue depuis longtemps, trop longtemps, qu'elle est longue à se rapprocher, serait-ce deux alpinistes là-haut qui m'attendent et me font des signaux avec leur lampe, les premiers êtres humains que j'aurai vu depuis que j'ai quitté les lacs Combal, presque trois mille mètres plus bas, pour me rendre dans ce versant de plus de trois kilomètres de large ? Non, ce ne sont que des étoiles aux lumières intermittentes, qui sont bien haut à présent que je touche presque l'arête. Surprises déconcertantes ! Le vent de Nord-Est, dont j'étais totalement à l'abri dans le versant de Miage, me frappe de plein fouet, dans ses rafales de cent kilomètres à l'heure, et au lieu d'apercevoir les lumières de Chamonix, c'est une curieuse configuration au fond de la vallée que je découvre ! La boussole m'échappe des mains tout juste après avoir fait un tour, juste le temps de me dire que l'orientation de l'arête n'est pas la bonne, elle commence à glisser sur la pente gelée, je cours en descente, pas assez vite... Je sors alors mon dernier matériel d'orientation, la carte, et aussitôt une rafale de vent me renverse presque et me l'arrache des mains. Au milieu de mon désarroi, une image providentielle me revient alors, celle que j'apercevais du refuge Torino, lorsque, il y a déjà quelques années, je venais gravir la Tour Ronde, par une chaude nuit d'été. C'est Courmayeur que je regarde, et je n'ai plus qu'à remonter du col Major où je suis au Mont-Blanc pour retrouver l'arête des Bosses, qui me mènera, dans n'importe quelles conditions au refuge Vallot. Que cette arrivée nocturne au sommet balayé par la bourrasque contraste avec les fois précédentes ! Pourtant quelle joie d'être là, même à ce moment, de sentir que la course a été entièrement accomplie. L'arête ne m'a jamais autant impressionné par sa finesse que sous ces rafales de vent qui veulent me précipiter d'où je viens, sur le versant italien, mais à dix heures je parviens à pousser la porte du refuge, pour une fois désert. Demain, je redescendrai tranquillement par la voie normale, et bientôt d'autres projets se formeront...

Vue aerienne du versant Miage, avec un croquis de la voie.

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