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Camp 5.

Nous croyons être encore dans un rêve lorsque nous entendons des voix à proximité, alors que nous nous imaginions seuls dans la voie. La date que nous avions choisie, début Avril, nous a en effet permis d'éviter les foules, et en fin de compte nous avons été plutôt chanceux avec le temps, n'essuyant aucune des redoutables tempêtes pacifiques qui peuvent encore frapper à cette période de l'année. C'est qu'il fait déja grand jour, et nous voyons à notre hauteur le leader d'une cordée engagée dans Muir wall. Son apparition, en chapeau mou et sans matériel (il se le fait passer au fur à mesure) parait irréelle à Frank. Mais pour nous, ce n'est pas encore le départ. D'autres acrobaties sont encore nécessaires pour récupérer notre corde, puis après une longueur d'escalade agréable, la seule de la voie qui ne soit pas en fissure, c'est le grand toit.

Les images qui étaient associées à El Cap dans mon imagination étaient ces assortissements de matériel invraisemblables, dont je me demandais comment on pouvait les porter sans s'effondrer sous le poids de l'acier. Mais le Nose, ce n'est pas cela. C'est à présent avant tout une voie comportant beaucoup de sections de libre, pour laquelle nos deux jeux de coinceurs et de Friends étaient au départ suffisants. Je veux dire par là qu'à l'arrivée, nous n'étions plus vraiment en possession d'un équipement complet, ayant perdu entre autres quatre coûteux Friends à côté desquels nos bicoins et mousquetons largués font figure de petit matériel. Romain Vogler écrivait qu'avec le matériel trouvé au pied d'El Cap on pourrait ouvrir un magasin d'escalade. Eh bien, certains semblent l'avoir compris, puisque nous n'avons retrouvé en outre aucune des deux cordes que nous avions larguées. Tout juste au moment où j'avais touché le sol, après notre redescente du premier jour, j'avais entendu un sac tomber de la moitié supérieure de la paroi dans un grand fracas, confirmant qu'il ne fait pas très bon flaner au pied de la paroi, contrairement à ce qui est suggéré par certains guides touristiques. Nous avions vu ensuite une cordée venir vers nous en demandant si c'était notre sac, et comme nous répondions par la négative, se diriger dans la direction de l'impact présumé. Le matériel qui nous reste n'est pas de trop pour négocier cette grande longueur, où j'arrive juste en bout de corde au relais. Aussi, j'essaye d'économiser le plus possible le matériel, afin de toujours conserver un exemplaire de chaque Friend. Après chaque point, le dilemne est soit de le laisser, car la protection précédente est bien bas et ne paraissait pas si solide, soit de l'enlever, car la taille qu'il permet de protéger n'est pas possédée en double, et pourrait faire cruellement défaut plus haut. Et puis il y a aussi le fait que Frank me demande de laisser en place des points pour qu'il puisse passer. En effet, lorsque cela se rapproche de l'horizontale, ce n'est même plus la peine pour le second d'essayer de passer aux jumars, encore vaut-il mieux pour lui progresser aux étriers comme l'avait fait le premier de cordée. La dernière partie de la longueur comporte une traversée horizontale effectuée tout juste à l'angle du grand toit, qui dépasse de plusieurs mètres. Pour impressionnante qu'elle soit, elle se révèle assez facile grâce au matériel en place, même si celui-ci n'est pas toujours très rassurant. Il s'agit d'un assortiment de vieux pitons, de coinceurs coincés dont les cables et cordelettes ont visiblement souffert, et de spits de 6mm. Heureusement les relais, qui ont été rééquipés, sont excellents.

Au delà du grand toit, Frank enchaine presque une nouvelle longueur de belles fissures au cours desquelles le vide se creuse de plus en plus. Alors que le début du Nose est en dalle, le milieu est à peu près vertical, et la fin est surplombante, ce qui explique que même vue du pied, la paroi conserve fière allure, même si on a du mal à en appréhender la hauteur réelle, en l'absence de points de repère. Au fil des jours, on en vient à s'installer de plus en plus dans la verticale, et à trouver normal que les grands pins finissent par ressembler à des petits cercles. Il vient cependant des moments où il faut trouver un peu d'horizontalité, afin de se reposer de la journée. Le Nose comporte six vires qui sont suffisament grandes pour y bivouaquer, si bien qu'il n'est pas nécessaire d'utiliser de plate-forme mobile (porta-ledge, littérallement vire portative). Cependant, à l'exception de El Cap tower (la troisième) et de Camp 6, dont ironiquement nous n'utiliserons aucune, les emplacements ne sont quand même pas très larges ni plats. La vire de Camp 5, à laquelle nous aboutissons alors que la nuit est de nouveau tombée depuis longtemps, doit bien faire 2 mètres carrés, mais est à peine plus large qu'un matelas mousse. Je n'ai pas trop intérêt à bouger durant la nuit, vu qu'à mon flanc il y a 700 mètres de vide. Comme de surcroit la vire est légèrement en pente, pendant la nuit, je glisse un peu, et me retrouve, dans un demi sommeil, presque pendu dans le vide par mon harnais. Heureusement j'avais placé un Friend dans l'axe formé par le harnais et l'ouverture de mon sac de couchage, ce qui m'a évité de basculer de la vire. Malgré l'habitude croissante du vide, c'est l'une des nuits les plus impressionnantes que j'ai passées.

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