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La Sentinelle Rouge, Septembre 1989.

C'est l'optimisme qui préside à ces retrouvailles ainsi qu'une certaine impatience, due à la privation de haute-montagne que je venais de subir dans l'Himalaya du Zanskar où il avait régné un temps particulièrement instable. Même là-bas, je songeais souvent au moment où je retrouverais le versant Brenva, qui inspire une telle impression d'altitude et d'immensité qu'on songe immédiatement qu'on est loin de l'Europe civilisée, dans un monde qui n'a rien d'hospitalier, tolérant l'intrusion de l'homme à ses risques et périls sans l'accueillir ni le repousser, dégageant l'impression non d'une hostilité mais d'une menace muette et élémentaire, concrétisée seulement de temps à autre par la chute d'un sérac. Etant donné l'intensité des phénomènes glaciaires au Mont-Blanc, de telles chutes sont loin d'être occasionnelles, et je peux dire véridiquement qu'à chacune des quatre visites que j'ai rendues à ces hauts lieux, j'ai assisté au phénomène au moins une fois en soirée, qui laisse d'ailleurs, observé du refuge, une étrange impression d'irréalité dans cette disproportion de l'effondrement que l'on devine énorme, et du bruit qui ne parvient à l'oreille que lointain et comme étouffé. Si je suis souvent retourné seul dans ces lieux, c'est afin d'y retrouver son ambiance extraordinaire, à la mesure du bonheur et des angoisses que j'attends d'une confrontation solitaire avec la montagne, rencontre que je veux marquante, loin des simples courses d'entrainement pour qu'elle résonne profondément en moi-même. Jamais bien-sûr je n'ai cherché à y effectuer des reconnaissances, afin de ne pas atténuer l'émotion unique de la découverte en réduisant la part d'inconnu. Cette fois-ci je suis venu en semaine alors que l'été touche à sa fin, si bien que j'ai l'agréable surprise de retrouver un refuge-bivouac qui n'est pas surpeuplé, et dont je remarque seulement maintenant les jolies couettes qui y tiennent lieu de couvertures.

Dans le mur admirable, haut de mille quatre cent mètres et large de deux kilomètres que forme le versant Brenva, il est intéressant de remarquer que plus l'on va vers la gauche, plus la difficulté augmente de manière complètement systématique, et que toutes les voies marquantes ont effectivement été ouvertes dans cet ordre. La date à laquelle a été ouverte une voie en dit souvent autant sur son niveau de difficulté que toutes les cotations. Il y a là trois âges de l'alpinisme: que de chemin depuis l'éperon de la Brenva, gravi dès le milieu du siècle dernier par des pionniers qui, ne connaissant pas encore la technique du cramponnage durent franchir l'arête de glace médiane à califourchon, jusqu'au merveilleux tryptique en plein versant de Graham Brown réussi dans l'entre-deux-guerres, puis aux fabuleuses voies de haute difficulté de la face Nord du Pilier d'Angle, presque toutes filles de cet aboutissement technique que constitue le piolet-traction, et qui sont comme récentes, avec leur quinze petites années; que de chemin parcouru certes, mais aussi quelle constance de la passion et de l'esprit d'aventure ! L'évolution de tout alpiniste doit répéter en abrégé l'histoire du développement de l'alpinisme. Sauter un échelon important, c'est manquer une expérience et se mettre en danger, dit Messner. C'est en tous cas naturellement que je me décide pour le premier des trois grands itinéraires de Brown, dans lequel je n'ai pas de passages purement rocheux soutenus à redouter, avant d'aller me coucher plein de la confiance que donne l'observation détaillée de l'itinéraire, confiance à peine entamée par la vue de crevasses distantes qui n'avaient posé aucun problème l'an passé.

La descente du petit couloir étroit est encore plus délicate que ce que j'avais connu, il n'y a plus du tout de neige, juste des mauvais rochers raides et de la glace dure, si bien que j'y passerai déja un temps non négligeable. Enfin parvenu à la rimaye, qui est presque partout surplombante, je cherche très longtemps le passage, essayant de ne pas recourir au douteux rappel sur champignon que je pourrais pourtant effectuer, m'étant muni cette fois d'une corde. Promenant le faisceau de ma lampe dans toutes les directions, je découvre incidemment un glacier bien crevassé, que je parviens quand même à rejoindre en descendant trois mètres un peu surplombants, suspendu à mes engins. Cette fois, je savais que je serais vraiment complètement seul dans la voie, qu'il ne me faudrait compter que sur mes seules forces, sans attendre de coup de main de quiconque, mais c'est seulement maintenant que me rendant compte qu'il n'y a pas du tout de traces, et donc personne pour m'aider même de manière indirecte, en me montrant par les seules marques de son passage la route à suivre, je prends conscience de ma solitude jusqu'à l'effroi, qui est la condition préalable du courage. Je dois en conséquence me frayer un chemin en passant entre les grosses crevasses du glacier que parfois un banc de brume enveloppe, m'obligeant à m'arrêter lorsque la visibilité devient insuffisante. En de tels instants, ne m'entendant pas moi-même, ni le cliquetis de troupeau de chèvres du peu de matériel attaché à mon baudrier, je suis baigné d'un silence presque absolu et parfait, une absence de sens unique à ces lieux. C'est le silence éternel que j'ai alors l'impression d'épier, et les minutes se font démesurées. Là où l'an passé il y avait des étendues de neige presque plates, se trouve devant moi un véritable chaos. Passant par des ponts de neige formant des arêtes aiguës et impressionnantes , je dois remonter et redescendre si souvent que j'en viens à perdre plusieurs fois ma position, jusqu'à me demander si je n'ai pas déja passé le col Moore en un point situé plus haut, ou plus bas, que l'itinéraire normal, question à laquelle les masses sombres des éperons rocheux qui se profilent au-dessus de moi, dans l'obscure clarté d'une nuit sans lune ne peuvent apporter une réponse, même après que j'ai franchi effectivement le col, défendu par une rimaye haute et très raide, près de quatre heures après mon départ du refuge. Un tel horaire peut paraitre incroyablement lent; il illustre par dessus tout de manière frappante la variabilité des conditions en montagne, car je crois que je n'aurais pas pu aller plus vite, ce jour-là, sans prendre beaucoup de risques. La traversée oblique sous l'éperon entretient mes doutes en présentant des pierriers presque entièrement découverts, là où je me souvenais de bonnes pentes de neige. J'en suis à espérer que je ne vais tout de même pas me retrouver sur l'éperon de la Brenva, lorsque j'aperçois enfin des pentes de neige qui s'en écartent et que je remonte avec plaisir, non sans remarquer que mon intuition première de l'an passé était en fait correcte, et qu'elle m'aurait permis de contourner l'essentiel de la partie rocheuse de l'éperon en le rejoignant par un petit couloir que je devine, malgré le peu de neige en place. Il me semble que les choses se présentent sous un jour plus favorable, encore que, d'une part, je n'aie pu acquérir aucune certitude quant à l'itinéraire, n'ayant pas même repéré, dans le demi jour qui a commencé à s'installer, le monolithe qui donne son nom à la voie, et que, d'autre part, je sois préoccupé par les indications du Vallot qui insiste sur la nécessité d'être déjà, à ce moment du jour, de l'autre côté du grand couloir. Cependant je dois dire que, malgré la remarque de ce guide, je n'ai vu, lors d'aucune de mes quatre visites ici, de séracs tomber au lever du jour, ce qui n'est faute d'en avoir vu se décrocher !

Dans la pâleur incertaine et glaciale du petit matin aux teintes pastel, le Pilier d'Angle qui me domine m'apparait d'abord prodigieusement raide et austère, comme un rêve de glace, symbole de l'inaccessible, et je l'admire en frissonnant. Cependant les premiers rayons de soleil commencent à effleurer le sommet, alors qu'autour de moi tout est encore dans l'ombre; puis c'est l'instant magique, d'une beauté que rien n'égale, où ils se mettent à courir le long de la face qui, d'un bleu profond semblable à celui des grandes profondeurs marines, prend bientôt une éphémère et surnaturelle teinte verte, avant de s'éclaircir pour s'illuminer de tons de plus en plus chauds, déjà établis depuis quelques instants, là-haut, pendant qu'ici tout n'était que couleurs sombres et pleines d'abandon de la nuit. Après ce bref instant d'hésitation où le jour a retenu son souffle, tout bascule irrésistiblement dans la lumière. Voici, plus proche de moi, la Sentinelle, que je découvre aux premiers rayons de soleil qui illuminent, en cette apparition, ma première certitude de cette journée, commencée il y a pourtant déjà de longues heures. En même temps que je contemple cette tour de granite, j'entends des bruits de voix en dessous de moi. Ce sont des gendarmes. Ils communiquent à la radio et signalent qu'ils ont dû mettre pas mal de temps, pour atteindre leur position qu'ils désignent par les deux mots qui, à ce moment, comptent le plus pour moi: Sentinelle Rouge. Eux iront à la Major, et après cette brève rencontre, je serai de nouveau seul dans ma voie, dont la glace n'a conservé aucune trace. En effet, contrairement à ce que je pensais, la neige tombée la semaine dernière n'a pas du tout adhéré aux raides pentes de la voie, et je n'en découvrirai que dans les sections mixtes, sur les rochers, là où je m'en serais volontiers passé. Compte tenu de ces conditions médiocres, c'est une rude bataille qui m'est réservée ! Je commence à m'élever en bordure du grand couloir, uniquement en équilibre sur les pointes des crampons pour aller plus rapidement, prêt à m'abriter dans les rochers au moindre craquement, puis sors mon deuxième piolet afin de traverser au plus vite par une espèce de marche précipitée à quatre pattes, pour ne reprendre mon souffle qu'une fois la côte rocheuse salvatrice atteinte. A partir de là, et quoique je consulte fréquemment la photographie de l'itinéraire, dont il faut reconnaitre la subtilité et la grande complexité, mais aussi, me semble-t-il, la relative sécurité obtenue en se faufilant astucieusement entre les dangers, je ne sais jamais vraiment où je suis, et tâche simplement d'aller au plus facile. Il est curieux de voir comme une voie parcourant une face glaciaire peut paraitre entièrement évidente vue de loin, à un tel point qu'une erreur d'itinéraire ne semble pas même envisageable, alors que, lorsqu'on y est engagé, même en plein jour, on n'aperçoit au-dessus de soi que goulottes incertaines, petits couloirs secondaires partant dans toutes les directions, éperons rocheux mal individualisés, arêtes vagues et peu marquées, le tout couronné de quelques barres de sérac qui sont là pour rappeler qu'il ne fait pas bon se tromper... Après avoir été contraint plusieurs fois à redescendre du fil de l'arête souvent ardu, je me contente de demeurer en bordure du couloir pour remonter la Côte Sinueuse. Les vues sont constamment magnifiques, tant sur l'éperon de la Brenva et le Mont-Maudit, que sur le Pilier d'Angle qui, considéré à présent en plein soleil, légèrement de profil, dévoile de manière presque favorable l'inclinaison réelle de tous les sillons gelés qui le parcourent. Puis je franchis un ressaut raide par une cheminée mal marquée, aux passages mixtes rendus délicats par un peu de neige fraiche, qui débouche sur des pentes raides que je remonte en me tenant à gauche de rochers, jusqu'à dépasser ceux-ci. La grande pente supérieure est encore en glace, ce qui oblige à jouer le jeu jusqu'à la fin, sans se relâcher; elle me permet néanmoins d'élargir mon horizon et d'embrasser du regard, bientôt, l'ensemble du versant, puis d'apercevoir la calotte sommitale bien lisse où je commence à désespérer, après mille mètres de difficultés, d'avoir un peu de neige sous les pieds. Il faudra pour cela que, fatigué malgré mon séjour prolongé en altitude du mois d'Août, je traverse, pour quitter du terrain pourtant peu raide, et que je rejoigne une voie normale franchement à droite sous le sommet. Ce sont ces marches, gravies une fois de plus en s'arrêtant tous les dix pas, le regard fixé sur la cime toujours trop lointaine, qui me mènent de nouveau au Mont-Blanc.

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